Très courtes nouvelles "Tendances du jour"




Note de l'auteur




Le 8 septembre 2013, je regarde distraitement les "tendances du jour" sur un moteur de recherche1, ce sont les suivantes :


1- GP. de Monza 2 - Natalie Portman 3- Livret épargne 4- Trafic routier 5- Horoscope 6- Chaussures homme 7- Calendrier scolaire 8- Forfait internet 9 -US Open 10 - Météo

Une idée me vint alors : écrire dix courtes nouvelles, chacune ayant pour titre et thème une de ces tendances du jour. Le dernier texte est une commande pour une nouvelle sur le thème de Noël : comme finalement, elle n'a pas été publiée, je l'ajoute en bonus ici.
Ces nouvelles ont été imaginées et rédigées dans un temps court,  elles ne sont pas abouties comme peuvent l'être les pages d'un roman, mais vous permettront de lire quelques histoires. Elles sont susceptibles d'être modifiées lors d'une prochaine version.



À Toulouse, le 9 juin 2014




1- GP. de Monza




Sur le tourniquet tout mouillé, il y avait une canette. Papa a dit qu'elle s'appelait Red Bull, que des gens l'avaient bue cette nuit et a voulu la mettre à la poubelle. Red Bull !!! J'ai pas voulu. J'ai voulu retourner à la maison qui est juste derrière le square, Papa a pas voulu alors j'ai pleuré très fort et je me suis allongé par terre sur le sol tout vert et mouillé. On est allés à la maison chercher ce que je voulais et on est revenus.J'ai ramené les rails, le camion-benne orange, la 2CV, la voiture Playmobil décapotable, la voiture Mathis La Police qui dit "Vos papiers s'il vous plait", la voiture petite gagnée dans les céréales et puis les bonhommes. Je suis revenu sur le tourniquet et j'ai tout installé. Il pleut un peu, et Papa, il regarde son téléphone portable. Il n'y a personne dans le square sauf Papa et moi.Il me regarde pas, je fais avancer autour du tourniquet les voitures et le camion et aussi la canette Red Bull en premier, et je fais tourner le tourniquet pour que ça aille plus vite.Papa, il dit au téléphone qu'il en a assez, il dit qu'on va rentrer. Je dis que non, il faut faire 53 tours. Il dit que je sais pas compter jusqu'à 53. Je lui dis qu'il peut compter pour moi. On a commencé à compter et puis j'ai eu très mal et tout mon circuit a disparu.



Le tourniquet ne s'est pas dévissé, aucun chien n'est venu agresser mon fils, il n'a pas été pris d'un malaise à cause d'une maladie inconnue. Ils ne m'ont rien dit. Ils m'ont laissé le voir. Je leur ai demandé s'il allait mourir. Le pronostic vital n'est plus engagé. Ca veut dire quoi ? Il va mourir ? Non, Madame. Ils ont fini par m'expliquer. Comment Patrick, un directeur de projet responsable, mon mari, le père de mon fils, a pu en arriver là ?Un bébé dont le père avait balancé la tête contre le sol à plusieurs reprises est décédé suite aux multiples fractures crâniennes ; un enfant a été battu à mort par ses parents ; une fillette violée pendant des années par son père :  ce sont seulement des gens horribles qui commettent ça."J'ai fait le Grand Prix de Monza sur le tourniquet," a dit mon fils quand il s'est réveillé. Je ne sais même pas ce que c'est. Un grand prix de voitures. Avec Red Bull, Ferrari. Sébastien Vettel, a marmonné mon père à mes côtés dans la chambre d'hôpital. J'ai compris. Patrick aussi : Patrick a su, à en étrangler notre fils.Guillaume, le meilleur ami de Patrick, était la seule personne que nous connaissions à être folle des courses automobiles ; Guillaume avait passé le mercredi précédent à garder mon fils en regardant le grand Prix à la télévision. Il n'aurait jamais dû être à la maison : Patrick et lui s'étaient disputés et jamais revus depuis huit ans. Il n'aurait jamais dû être à la maison. Sauf s'il était devenu mon amant. Patrick était toujours en déplacement pour son travail et moi je vivotais à la maison, entre les slips Spiderman à trier et le lave-vaisselle à vider. J'avais bien eu besoin d'un amant.Mais j'avais laissé Patrick apprendre que je le trompais avec Guillaume, j'avais laissé mon fils regarder la télévision pendant cinq heures de suite avec mon amant ; j'avais laissé Patrick devenir fou à tuer notre enfant.Je n'oublierai jamais ce qu'est le grand Prix de Monza.




Quand je suis rentré à la maison, il n'y avait plus les affaires de Papa, il n'habitera plus avec nous maintenant. Alors j'ai pris les rails, le camion-benne orange, la 2CV, la voiture de police décapotable Playmobil, la voiture Mathis La Police qui dit "Mon devoir est de maintenir l'ordre" et la voiture petite gagnée dans les céréales et je les ai mis dans une boite et je suis monté sur une chaise et j'ai mis la boite avec les produits dangereux du ménage et des médicaments. Je voulais jeter la télévision mais elle est plus grande que la porte et la fenêtre alors j'ai pleuré. Papa voulait pas que Guillaume et Maman soient amoureux ; Papa voulait pas que je regarde la télé avec Guillaume parce que Guillaume n'est pas mon papa. Papa, il déteste le Grand Prix de Monza.

2- Nathalie Portman




Nathalie Portman arrive à Paris en 2014. La semelle de sa ballerine droite, qui coûte bien un morceau de trottoir de la ville, rencontrera une crotte de chien, celle qu'on ne voit pas, qui est juste à l'angle de l'escalier pour descendre dans la bouche de métro. Avec sa poussette, elle ne peut pas passer, découvrira l’actrice : il lui faut soit porter son fils et l'engin à quatre roues sur deux séries d'une trentaine de marches qui descendent jusqu'au quai soit trouver une bouche de métro avec ascenseur. Aleph criera alors : Wet,wet2 Il aura fait caca et se contorsionnera pour retirer sa couche. Nathalie entrera dans un café et demandera où sont les toilettes. « …Consommer d'abord », répondra le serveur, très vite, sans articuler, sans la regarder, puis indiquera un tout petit escalier en colimaçon qui mène vers un sous-sol. Elle commandera un café et sortira Aleph de la poussette ; le serveur lui intimera de la plier car elle prend trop de place. Elle s’exécutera, et le sac à langer sur l’épaule, elle descendra les marches, Aleph si lourd dans les bras. En bas, elle découvrira que les toilettes sont composés d'un minuscule espace avec une cuvette sans rabat, aucune poubelle et un lavabo où on ne peut même pas poser un rouge à lèvres. Aleph, tu es grand maintenant, reste debout, on va enlever la couche, dira-t-elle en essayant de ne pas éclater en sanglots. Mais Aleph, lui se mettra à pleurer parce qu'il fait trop noir dans les toilettes.
Nathalie finira par parvenir à changer à son fils et remontera, la couche sale dans les mains. Et là quatre touristes, des caricatures, des stéréotypes, les gros, les bruyants, les sans gène, à appareil photos, tablettes et mobiles, la reconnaissent. Que va faire Nathalie ? Est-elle suffisamment actrice pour leur refiler la couche pleine de caca jaune avec un sourire assorti ?

Jalouse, provinciale, stérile, quelconque, c'est comme ça que vous m'imaginez, n'est-ce pas ? Parce qu'elle ne mérite pas ça, Nathalie. Mais les femmes qui n’ont pas été découvertes à dix ans dans une pizzeria pour leur joli minois le méritent-elles ? Nathalie avait été repérée au milieu des margherita à dix ans ; à dix ans :j’avais appris à faire des tableaux sur l’ordinateur et je me suis mise à noter l’âge auquel avaient percé les acteurs, actrices, chanteurs, chanteuses et autres stars : Drew Barrymore, Vanessa Paradis, Kirsten Dunst, Alyssa Milano et les autres. Chaque année, j’ajoutais des noms et chaque année, je n’avais rien à mettre pour moi. A quinze ans, je pensais déjà que j’avais perdu toute chance de devenir célèbre. Et je voulais être célèbre comme mes copines voulaient être maigres.

Et mon mobile sonnera. Mon père adoptif. Je n’entends pas très bien ce qu’il annonce, quelque chose comme « arriver à Paris. »
Qu’est-ce que tu dis ? Elle vient d’arriver à Paris. Nathalie Portman, oui je sais. Non, Léa, ta mère.
Ma mère. Ma mère qui ne m’a jamais reconnue.

Elle arrivera dans le café où Nathalie essaie de gérer ses fans, dans le café où je commence mon service dans dix minutes. Je ne pourrais la reconnaître car je ne l’aurais jamais vue. J’irai voir Nathalie et je lui proposerai mon aide mais elle sera déjà au téléphone avec son garde du corps, son chauffeur ou je ne sais qui. Un homme arrivera et l’actrice repartira avec son fils en voiture.
J’irai prendre la commande d’une femme qui attend au fond du café, qui me dira :
« Ah oui c’est vrai, Nathalie Portman devait arriver à Paris en 2014. Comme moi, ta mère. »


3- Livret d’épargne





« Très bien, on mettra de l'argent sur ton livret d'épargne ! » complimente Papa qui sourit comme le bonhomme vert que la maitresse avait dessiné sur ma feuille de coloriage.
Dès que je suis entré à l'école maternelle, mes parents ont parlé du livret d'épargne. Evidemment, à trois ans et demi, "livretpargne", je ne comprenais pas. Ils m'ont montré des pièces, ça je connaissais : on pouvait acheter des bonbons avec, et m'ont dit que «livretpargne», servait à garder plein d'argent pour pouvoir acheter beaucoup de choses, comme la tirelire où Maman met des centimes quand elle a réussi à ne pas dire de gros mots, mais tellement d'argent qu'une tirelire ne suffit pas.
Quand j'avais le bonhomme orange, Papa me disait que j'avais intérêt à mieux travailler et avec le bonhomme rouge pas content, j'étais puni de Gameboy. Alors je cachais les feuilles ratées avec le visage vermillon grimaçant pour pas qu'il voit.
« Mais en fait, dis Papa, combien y a sur mon livret ? » A six ans, je fanfaronnais devant mes copains et ils voulaient savoir de combien j'étais si riche. Des milliers de francs, a affirmé Papa. A neuf ans, j'ai voulu prendre l'argent dessus. Pourquoi faire ? Pour m'acheter la nouvelle Playstation. Quand tu auras dix-huit ans. J'ai demandé aussi à quatorze ans quand j'ai voulu un scooter. Quand tu auras dix-huit ans, a-t-il répété.
Après les bonhommes, bien vite, j’ai été noté et récompensé avec plus de précision. Un 20/20, c'était vingt euros ; en dessous 15/20, c'était rien. Papa m'avais appris les taux d'intérêt et quand je recevais un billet pour mon anniversaire ou pour les étrennes, il ne manquait pas de me demander si je voulais le placer sur mon livret. Parfois, j'acceptais ; souvent, je m'achetais des jeux avec.

Un jour, j'ai su exactement ce que j'allais faire de cet argent. Une voiture ? Un voyage ? Un mariage ? Non, vous n'y êtes pas. Une moto, un studio ? Non, un rucher. Un essaim dans la cheminée de notre maison découvert à quinze ans, une rencontre, des rencontres. Elsa, son père et ses milliards d'abeilles : une grâce, la vie, la mort,la subsistance, l'émoi, le risque après ma vie d'exercices de polycopiés.
" Bien sûr que non ! L'argent, c'est pour payer ta prépa, maths sup ou HEC, que préfères-tu ? a claironné Maman.
Le jour de mes dix-huit ans, j'ai annoncé que j'irais à la banque pour prendre la somme sur le livret.
« Il n'y a plus d'argent, » m'a avoué mon père avec le même air piteux que j'avais dû avoir à quatre ans lorsqu'il avait retrouvé deux feuilles avec un bonhomme rouge pas content dissimulées dans les publicités qui partaient à la poubelle.
  • J'en ai eu besoin.
  • Pourquoi faire ?
  • Payer le chauffage.
  • Mais ton travail ne suffit pas ? Enfin, le chauffage ça coûte pas tant que ça ?
Ce 18/20 en maths pour lequel j'avais manqué la soirée d'anniversaire d'Elsa,.. J'avais épargné toute ma vie, me privant de tant de loisirs pour la bonne note, au début pour faire plaisir à mes parents, puis pour l'avoir tout cet argent pour réaliser mon rêve.
Qu'en avait-il fait ? Avait-il joué ? Avait-il couvert de cadeaux une jeune maitresse ? Il avait simplement trop consommé. La modération n'est mentionnée que dans les publicités pour boisson alcoolisée, jamais pour la vie entière. L'assurance de la voiture, les places pour les matchs, les ordinateurs, téléphones, les abonnements, les forfaits de ski, et autres consommables, vite achetés, vite oubliés.
J'avais passé quinze ans à survivre de bonnes notes et de calcul d'intérêt, quinze ans à apprendre par cœur, c'est à dire à ne rien apprendre. Sans les ruches, sans Elsa, je ne serai devenu que résultats, prix, classements, scores, notes, compétitions, compétences. Une sorte de CV animé, policé, calibré ; rien de beau, de touchant, d'humain.
  • Papa, je vends ta voiture pour devenir apiculteur
  • Mais tu ne peux pas, j'en ai besoin !
  • Maman a une, vous partagerez.
Et je suis parti, volé, voleur, sans trop bien savoir quel bonhomme aurait mis la maitresse pour mon histoire.

4- Trafic routier



Vous disposez d'un véhicule personnel ? Oui, Madame. Au début, je répondais, très candide : Oui, j'ai mon vélo. Et là, les recruteurs se renfrognaient : " Ce n'est pas possible, il faut que vous puissiez vous déplacer en dehors de la ville. Transporter rapidement des choses. Ou encore quand je postulais simplement pour les gardes de sortie d'école : Non, vous devrez chercher les enfants.
Les enfants, ils ne peuvent pas marcher, prendre le vélo, le bus ? J'étais perplexe.
Avec les nanas, j'étais tout aussi piteux de franchise. T'as pas de voiture ? Elles étaient doucement étonnées, puis irrémédiablement déçues. Un mec sans caisse, trentaine passée, pas même Parisien : une mauvaise rencontre. T'as pas de voiture ? Si, bien sûr ! Mais elle est au garage.
Cela faisait deux semaines que je mentais autant qu'un concessionnaire : j'y avais remporté deux entretiens et une copine, Zoé, qui babillait, l'air chiffonné, l'œil mouillé, devant son apéritif " Je me suis retrouvée dans les embouteillages au péage de Saint-Arnould, j'ai attendu plus d'une heure ! Je comprends pas : c'était même pas l'heure de pointe ou les vacances, il y a peut-être eu un accident..."
J'ai dû m'excuser.
Mais,... a-t-elle bredouillé (étonnée, déçue ? Etais-je déjà devenu une mauvaise rencontre ?) Tu veux pas que je te raccompagnes ? Puisque ta voiture est au garage ?
Je ne monte plus dans aucune automobile. Une ambulance ou un camion de pompiers puis enfin le corbillard seront les seuls véhicules dans lesquels je serai désormais passager.
J'ai dû m'excuser : l'accident du péage de Saint Arnould, je l'ai trop bien connu.
C'était avant. Avant quand je marchais uniquement du parking à la cafétéria, quand j'entendais encore en m'endormant les alertes des radios des autoroutes, quand j'adorais rouler vite, rouler en camion, en décapotable, quand j'étais chauffeur chauffard, homme de moteurs, de kilomètres/heures ; homme assis.
Mon boulot : conduire ; mes loisirs : conduire.
Au péage de Saint Arnould, j'attendais entre une camionnette blanche, au conducteur nerveux, qui devait être en excès de vitesse constant, et une voiture familiale chargée du sol au toit d'enfants, de vêtements, de vélos.
J'avais vu tous les représentants de la petite faune forestière ou champêtre aplatis écrasés sur les routes ; j'avais vu des carambolages dus à des cascades dignes de films d'actions. J'attendais au péage de Saint Arnould.
Je vois déjà Zoé écarquiller ses yeux et imaginer la suite de l'histoire : des enfants sont morts, tu as provoqué un accident et une famille ne s'en ai jamais remise, n'est-ce pas ? Je vois déjà ses images mentales : les corps en lambeaux, les survivants éplorés au procès.
La douane volante, un poids lourd en panne, une voiture bloquée avant la barrière pour un problème de carte bleue. Il n'y avait que la climatisation qui ne fonctionnait plus ; j'ai ouvert la fenêtre de la voiture et tout s'est arrêté.
Malaise ou illumination ? Je suis sorti et j'ai laissé mon véhicule. Le seul accidenté fut moi-même. Un accident non corporel. La pollution dans les poumons pendant la journée de marche pour rejoindre Paris. Illumination. Comme ces anciens alcooliques qui deviennent évangélistes. Mais que suis-je devenu ? Un homme non véhiculé.
Je suis allé à mon entretien, un rendez-vous collectif où chacun doit se faire remarquer plus que le voisin. Il n'y avait personne. Les autres candidats ont téléphoné, un par un, pour dire qu'ils étaient coincés dans les embouteillages. La recruteuse et moi avons pris un café, elle semblait un peu triste. Nous avons discuté pendant une heure, de circulation, de code de la route, de gestion des gens énervés. Elle m’a offert l’emploi et m’a demandé de ne rien dire concernant l’absence des autres candidats ; j’ai opiné. C’est comme ça que je suis devenu administrateur de fourrière.

5- Horoscope



« Nan, c’est pas possible, les Bélier portent pas ça !!!! » répond Lola à son message.

Les doigts manucurés fébriles de Jasmine fouillent le portefeuille de Mathieu.
« C’est le bon signe, sa carte d’identité indique qu’il est né le 11 avril. T’es sûre que tu t’y connais en astrologie ? » tape-t-elle très vite sur son téléphone. L’enclenchement de la chasse d’eau indique le retour imminent de Mathieu dans la pièce. Le portefeuille doit retourner sur la table de nuit et son mobile dans son sac.
Aujourd’hui : jour idéal pour le faire avec Mathieu, lui a affirmé Lola ; Lola, une astrologue de la nouvelle génération qui ne lit pas les cartes du ciel, les éphémérides, la place des planètes : elle prend tous les horoscopes publiés sur Internet et agrège les données avec un tableur. De l’astrologie statistique. Elle a indexé les mots positifs et s’ils sont plus fréquents que les mots négatifs dans l’horoscope d’un signe, elle note le jour en rose ; s’il y en a autant, la case s’affiche en blanc, et s’il y a plus de mots négatifs, la case est noire.
Ainsi d’après l’agrégation de tous les horoscopes du Web pour les Gémeaux, la case d’aujourd’hui est rose vif. Après une semaine de blancs et noirs. Jasmine s’était masturbée tous les soirs pour patienter.
Alors pourquoi Mathieu porte-t-il ça ?
Excuse-moi, j’étais de garde les dernières 24h alors je viens de me réveiller.
(Jasmine, tu n’es qu’une midinette ! Tu imagines quoi qu’il allait t’ouvrir la porte nu comme un chanteur qui pose dans un magazine de cul ?)
  • Oui je comprends mais ton pyjama,…
  • Tu n’en portes pas de pyjama ?
  • Euh… Elle réfléchit. J’en ai porté. Quand j’avais moins de dix ans.
Elle est venue chez lui vers 21h, après avoir passé deux heures à se préparer. Ce n’était pas un rendez-vous, elle lui avait envoyé un texto dix minutes avant pour savoir si elle pouvait passer.
Elle est venue chez lui vers 21h, avec en tête un objet très précis : une nuit blanche, coquine, torride, divine. Elle n’aurait que le blanc : le blanc entre les rayures vertes et bleues du pyjama en velours qui peluche aux poignets et un peu râpé sous les avant-bras.
Il lui avait ouvert dans cette tenue, sans aucune gêne, lui avait proposé un verre et mit ses chaussons assortis.
« Lola, si tu veux que je te garde comme astrologue, tu me dis pour demain quels vêtements d’intérieur portent chaque signe du zodiaque ! »
Lola commença. Elle ne connaissait rien aux hommes, alors elle écrit d’abord pour les femmes - Lion : nuisette avec paillettes argentées : I’m a Star. Bonne imitation de marque. Poissons : un short blanc, un peu transparent,… Lola pose son ordinateur portable à côté d’elle et remonte la couette sur son pyjama rose bonbon avec un nounours dessiné dessus, qui est si ample qu’on pourrait mettre deux Lolas dedans, qui est si douillet. Elle n’a pas de Mathieu, elle n’a pas de Bélier ; elle est Cancer et elle a dix-neuf ans ; quand elle aura un amoureux, elle aura une jolie chemise de nuit qu’ils auront choisie ensemble. Quand elle aura un amoureux.
C’est vrai qu’il fait froid. Même avec ma nuisette.
- Mathieu, tu n’auras pas un truc à me prêter pour dormir ? Un grand tee-shirt ?
- Attends je vais te réchauffer.
Il ne faut pas se fier aux pyjamas, seulement à l’horoscope de Lola, pensa Jasmine, avant de commencer sa nuit promise.


6- Chaussures pour homme




C’est en regardant ses chaussures qu’un recruteur décidera s’il retient ou non le candidat. S’il avait été écrit aussi avec autant d’autorité qu’il fallait que je me transforme en koala, je n’aurai pas davantage paniqué : j’avais préparé l’entretien, consultant et compilant des dizaines de pages d’informations, imaginant mes réponses à tout autant de questions ; sans une pensée pour ce que j’allais mettre aux pieds.

Cela fait vingt-quatre ans que j’existe et presque autant que je porte des chaussures : je ne m’y suis jamais intéressé. A l’extrémité de mes jambes, il y a des pieds que je protège en fonction des saisons. Quand j’avais douze ou treize ans j’ai voulu les voir affublés des mêmes baskets à la mode que mes copains : ce fut la seule période où je me suis intéressé aux pompes. Quand j’ai cessé d’être chaussé par les soins de ma mère, j’ai acheté le même type qu’elle m’avait toujours proposé de porter : des tennis ou des paires proches des godasses de marche, je les portais jusqu’à l’usure, sans les soigner.
J’ai trois jours. Trois jours pour trouver dont deux jours ouvrés avant l’entretien.
Alors j’ai cherché. Elles doivent coûter minimum cent cinquante euros ; être sobres : noires ou noires parce qu’on n’a pas le droit d’être vêtu gaiement ; elles doivent ressembler à celles du patron mais bien sûr en moins chères que celles du patron. Pour réussir sa carrière, il faut s’habiller dans le même style que son chef, des études l’ont prouvée.
Je ne peux pas demander à la secrétaire qui m’a confirmé l’entretien de me donner la marque des chaussures du manager. Je cherche sur les réseaux pour trouver une photo du type en question et décide d’aller me planter devant leurs bureaux en faisant semblant d’avoir une conversation téléphonique, chaussé de mon unique paire noire, achetée pour l’enterrement de ma grand-mère. J’attends jusqu’à 20h sans parvenir à apercevoir le manager et finis par rentrer chez moi. Il faut que tu achètes tes chaussures demain car sinon tu auras mal aux pieds, et tu ne parviendras pas à te concentrer sur l’entretien, me conseille ma frangine. Il faut les porter progressivement, d’abord une bonne demi-heure puis deux heures…
Le lendemain, après m’être récité toutes les qualités que devait avoir une bonne paire de chaussures et imprimé quelques images de référence, je partis à leur recherche. Je n’omis pas le cirage, l’imperméabilisant et tous les accessoires pour entretenir mes petits souliers.

Bonjour Monsieur, veuillez me suivre, Monsieur T. va vous recevoir. Veuillez enlever vos chaussures et les laisser sur l’étagère. Monsieur T. reçoit dans la salle de détente de l’entreprise. Nous l’avons ouverte il n’y a pas longtemps et pour l’instant les employés y vont peu donc Monsieur T . a décidé de l’utiliser pour des entretiens pour mettre plus à l’aise les candidats.
Mes chaussettes !!! J’avais bien lu que les chaussettes devaient être en accord avec les chaussures et le costume mais…Les miennes avaient des dessins au bout des pieds ! Des dessins de petites vaches, un cadeau de ma copine. Et l’une d’elle avait un trou au talon. C’étaient mes seules chaussettes qui s’accordaient avec mes chaussures et mon costume et le trou ne me gênait pas.

J’avais deux choix : garder les chaussettes ou me mettre pieds nus. Je devais réfléchir très vite, la secrétaire attendait que je pose mes chaussures pour me faire entrer. Je n’avais pas honte de mes pieds, ils étaient propres, je choisis d’enlever les chaussettes. Le sol était de la moquette. C’était tout à fait justifié d’y enfoncer ses petons. Le manager m’accueillit, je regardais discrètement ses pieds pour voir ce qu’il y portait. Il avait de simples chaussettes noires. Je trouvais cela décevant, cependant, je n’étais pas là pour juger de son concept d’espace détente mais pour décrocher un emploi. Il me sourit avec une certaine bienveillance et après quelques échanges de présentation et de politesse, il me demanda comment je ferai pour améliorer la salle où nous nous trouvions. La question m’interloqua puis je me repris : après tout, le job consisterait à conseiller les gens pour leur aménagement intérieur, et j’avais fait des études pour ça, même des stages, mais dans des lieux moins prestigieux où le jeans baskets était la norme. J’embrassai la pièce du regard et commençai à énumérer les axes d’amélioration. Je finis par me demander : est-ce que je parle des chaussures ?
Je décidai de le mentionner brièvement entre des suggestions sur la décoration des murs et celle sur la présence d’un minibar, pour ne pas donner l’impression d’y attacher trop d’importance.
« Je ne vois pas l’intérêt d’enlever ses chaussures, on le fait en général pour maintenir la propreté du lieu mais pourquoi ne pas les enlever directement à l’entrée des bureaux ? Cela pourrait être intéressant si le sol était particulier, du gazon ou du sable sur une partie de la surface, mais là c’est plutôt une contrainte pour les gens qui veulent venir. Il serait possible de leur proposer d’amener des chaussons mais il faudrait également un sens. »
Je m’arrêtais là et passais aux boissons.
Le manager me remercia pour toutes ces idées, et me proposa de venir déjeuner avec lui, si j’étais disponible. Je ne sais plus s’il y avait d’autres chaussures à l’entrée, et je me demandais s’il allait me voir remettre mes chaussettes. Rejoignons-nous au rez-de-chaussée dans quelques minutes, me dit-il.
Quand je fus en bas, chaussettes et chaussures remises, il regarda mes pieds d’un air insistant. J’eus peur : jusqu’à présent, j’avais réussi à me sortir toute cette histoire de souliers. Il me dit alors : « ton lacet est défait. »



7- Calendrier scolaire



  • C’étaient les vacances scolaires.
Ce fut la réponse de mon voisin quand je lui demandais ce qu’était le vieux document qu’il tenait dans la main ; une réponse que je ne compris pas.
Il avait été cadre au Ministère de l’Education Nationale, jusqu’au licenciement de près de la moitié des fonctionnaires du pays il y a quinze ans. Il était alors resté chez lui, sortait très peu et j’ignore de quoi il vivait. Il avait une cinquantaine d’années et paraissait ne pas travailler. Je l’avais déjà invité une fois à prendre un verre pour le remercier de m’avoir fourni des informations sur l’immeuble au moment où j’avais emménagé mais il était resté très discret sur sa vie.
  • Et les couleurs ? C’étaient selon les âges ?
Il avait sonné ce soir pour me proposer à son tour de me recevoir et tenait ce papier dans la main. J’entrai dans son studio : il était très spartiate, le mobilier ressemblait à celui d’une cellule de prison : il me fit signe de prendre place sur le lit recouvert d’une couverture raidie par le temps pendant qu’il s’asseyait sur l’unique chaise.
Des dizaines de calendriers égayaient les murs, certains plutôt kitch avec des chatons, des lapereaux et des bébés, d’autres plus sérieux avec des logos d’enseignes ou des
photographies en noir et blanc.
  • Non, c’étaient les zones de vacances, il y en avait trois différentes selon les endroits.
  • Je vois Noël, ces vacances étaient des fêtes religieuses ?
  • Non, presque plus personne ne pratiquait. C’étaient des vacances pour se reposer, aller au ski, partir en voyage.
Il montrait de ses doigts soignés les bandes aux couleurs passées du calendrier, l’air pensif :
  • Ah mais les enfants ne pouvaient pas se reposer à l’école ?
  • Ah non, l’école c’était fait pour travailler.
  • Donc ils se reposaient à la maison avec leurs parents ? Leurs parents avaient donc beaucoup de vacances en France pour s’occuper de leurs enfants…
  • Non, les enfants allaient dans des centres de loisirs, des centres de vacances, chez leurs grands-parents, c’était seulement si les parents n’avaient pas de travail qu’ils restaient avec eux.
Je me demandais pourquoi il me racontait tout ça. J’avais vingt ans, je n’avais jamais connu le calendrier scolaire, ou peut-être lors de mes premières années mais je ne m’en souvenais pas. Les écoles faisaient ce qu’elles souhaitaient et c’étaient aux parents de choisir en fonction de la distance, des places disponibles et du coût éventuel.
  • Mais pourquoi les enfants devaient-ils se reposer aux mêmes dates dans tout le pays ?
  • C’était plus simple. C’est moi qui le faisais ce calendrier. Si tu savais comme c’était important. Je devais décider qui aurait la Saint Valentin dans ses vacances, si la zone A et C auraient une semaine de vacances en même temps, je devais faire plaisir à chacun et être juste chaque année.
Il avait perdu cet emploi et n'en avait plus exercé d'autres depuis : comment retrouver un poste quand on a passé des années en tant que fonctionnaire à concevoir un calendrier qui n'existe plus ? Bien sûr, il aurait pu se reconvertir mais comme beaucoup, il n'en avait eu ni la force ni les ressources. Il prépara du thé. Je savais maintenant qu'il passait une partie de ses journées à inventer des calendriers scolaires de toutes sortes, une sorte de passion étrange, personne ne les lui achetait bien sûr, d’ailleurs ils n’étaient pas à vendre. Il me confia qu’il avait d’abord revendu beaucoup de biens qu’il possédait : des meubles, des bibelots, des livres de valeur et des tableaux. Il remarqua que je regardais à nouveau tous les calendriers accrochés au mur, et m'en expliqua la provenance comme un guide de musée : ceux du facteur, ceux des pompiers, d'une association d'aide à l'enfance, celui d'une pharmacie, et d'autres de banques. La plupart était racornis et de piètre qualité, mais il en avait conservé deux avec de belles reproductions de tableaux et des photographies d'art.
Il gratta sa barbichette grise démodée mais bien taillée et me demanda alors :
  • Je voudrais savoir si tu pouvais imprimer mon dernier calendrier pour que je puisse le mettre devant une cinquantaine d’écoles parisiennes.
Je travaillais dans l’affichage, une boite qui concevait, imprimait et collait des pancartes depuis l’âge de treize ans. C’est mon frère ainé qui en avait eu l’idée lorsqu’on avait récupéré du matériel de services publics de communication vendu presque rien lors d’une vente aux enchères.
  • Je pourrais les afficher moi-même et même en échange afficher tout ce que tu veux pendant... Je ne sais pas. Combien de temps penses-tu qu’il faudrait pour que cela rembourse le coût des impressions ? Tu as besoin d’un colleur d’affiches en ce moment ?
Je trouvais facilement des colleurs d'affiche, les gens qui avaient besoin d'un petit boulot ne manquaient pas mais j'étais prêt à l'embaucher provisoirement. Cependant, j'avais du mal à comprendre ses manigances, et ne voulais pas tremper dans un truc illégal.
Je regardai le calendrier qu'il souhaitait faire imprimer, mais j'avais du mal à le comprendre.
  • Quel est votre but exactement ? Demandai-je en essayant de ne pas paraître suspicieux.
  • Que les écoles adoptent mon calendrier, voyons ! Rétorqua-t-il comme si c'était une évidence, les yeux enfièvrés. Elles vont réaliser qu'il est nécessaire de l'adopter.
    C'est le calendrier parfait, en plus de mon expérience au ministère où j'ai été confronté à des dizaines de versions possibles, j'ai passé les dernières années à travailler ce calendrier. Chaque période de vacance est bien pensée, les rythmes scolaires, les ponts, la date de la rentrée, j'y ai réfléchi pendant toutes ces années.
J'eus envie de lui poser des questions en rafale : quel texte devait accompagner le calendrier ? Comment allait-il communiquer avec les chefs d'établissement ? Est-il seul ou avait-il une organisation derrière ? Comment comptait-il se présenter auprès des écoles ? Je lui dis seulement :
  • Je ne crois pas qu'il soit autorisé d'afficher quoi que ce soit devant les écoles. Leurs panneaux d'affichage leur appartiennent.
Il me regarda d'un air stupéfait : il n'y avait pas pensé.







8- Forfait internet





C’était à elle d’imaginer les réponses possibles du conseiller virtuel qui aiderait leurs clients à choisir un forfait Internet. Les informaticiens avaient déjà programmé une partie des informations mais la directrice n’était pas satisfaite. Vous vous êtes bien amusés, les gars mais vous vous adressez uniquement à la population masculine.
« Moi, je pense qu’il faudrait mettre des patchs sur le cerveau de Lucie et se servir des résultats pour peaufiner les réponses, »plaisanta Julien, son collègue.
La jeune femme commença. Il existait une dizaine d’offres possibles : Internet à domicile ou partout, avec la télévision et des chaines cinéma, avec un téléphone fixe qui permet ou non de téléphoner à l’étranger,…Elle se répéta les conseils de sa directrice : Tu dois connaître la cliente en lui posant des questions plus ou moins personnelles et anticiper celles qu’elle peut poser.
Le bébé se mit à bouger violemment : Lucie était enceinte de huit mois. Elle était sûre que Julien pensait à elle à cause de sa sensibilité exacerbée ces derniers temps. Il lui restait quelques semaines avant l’accouchement..
Un forfait Internet, tu ne sais pas encore ce que c’est, mon bébé. Au début, c’était simplement pour accéder à un réseau informatique sur ordinateur, y trouver et y échanger des informations, puis on a relié tous les moyens de communication à Internet. Cela permet d’avoir des écrans partout : téléphones portables, tablettes, micro-ordinateurs, ordinateurs portables, de bureaux, et la télévision de plus en plus grande et plate.
Grâce à notre forfait Internet, mon bébé, ton papa peut passer tout son temps disponible avec un écran sans même s’en rendre compte ; ton papa peut tout oublier. Je n’aime plus les forfaits Internet, mon bébé. Pourtant, je travaille pour ça.
Grâce au forfait Internet, quand ton papa rentre le soir, il peut s’enfermer aux toilettes et regarder des vidéos pendant que je prépare à manger pour ton frère et ta sœur. Dès qu’il a expédié le repas, il peut lire la presse sur sa tablette, débarrassant une assiette et deux couteaux pour faire bonne mesure. Puis quand les petits sont dans leur chambre, il allume la télévision pour jouer à un jeu en ligne ; il vient dire « bonsoir » aux enfants et si l’un ne s’endort pas, il le rejoint dans sa chambre avec sa tablette ou son ordinateur et s’assoit jusqu’à qu’il somnole. Pendant ce temps, je range et nettoie le salon et la cuisine. Ensuite, ton papa descend regarder un film qui passe à la télévision. Souvent, il me rejoint dans le lit avec sa tablette à la main.
Notre forfait Internet est devenu le support de nos soirées, son canevas.
Un petit pied forma une bosse un peu pointue sur son ventre juste au niveau des côtes, Alice grimaça en portant sa main à l'endroit où le fœtus avait bougé.
Et toi Maman, que fais-tu de votre forfait Internet ? Tu t’en sers pas ? Pour rester au téléphone longtemps sans payer, pour faire les courses en ligne, pour discuter avec des amies qui habitent dans un autre pays, pour chercher des informations de toutes sortes : c'est vrai, je m’en sers. Et j’imagine que dans un monde binaire, le forfait Internet d’une femme devrait comporter de multiples avantages téléphoniques et celui d’un homme des chaines sportives et des jeux vidéos. Peut-être que c'est ainsi que sa directrice voyait le monde, cloisonné par sexe. Peut-être est-ce simplement l’avatar virtuel qui ne lui allait pas.
Mais toi Maman, comment tu peux faire pour être heureuse avec Papa et ton forfait Internet ? Je ne sais pas : un contrôle marital ? La possibilité d’éteindre l’interrupteur de la boite qui y donne accès pendant une journée, un weekend ? Je n’y crois pas, il deviendrait nerveux et irritable et nous passerions notre temps à nous disputer.
Lucie but quelques gorgées d’eau et commença à réfléchir à la silhouette du conseiller virtuel. Un enfant ? Elle n’était pas sûre que les gens souhaitent se faire aiguiller par un môme. Un animal ? Une créature imaginaire ? Non, un être humain était nécessaire pour donner l'impression aux gens de communiquer avec quelqu'un et non avec un programme informatique. La possibilité de choisir entre un homme ou une femme aurait été une bonne option mais cela doublerait les coûts.
Elle relut les questions des informaticiens, c'est vrai que celles comme : êtes-vous mariée ? Quels sont vos loisirs ? N'étaient pas des questions qu'auraient posé des femmes à un avatar féminin. Ce n'étaient pas non plus des questions concernant les forfaits Internet mais l'équipe savait que des gens s'amuseraient avec leur nouvelle application. Peut-être qu'il lui suffisait simplement de trouver un avatar moins maquillé, et d'ajouter quelques questions du type : « est-ce qu'un technicien viendra gratuitement à mon domicile pour mettre en place tout ce que vous proposez ? » « A quel numéro je peux vous joindre ? »
Oui, elle pouvait facilement remplir la mission que lui avait confiée la directrice, mais elle n'avait aucune idée de la façon dont elle pourrait résoudre le problème avec son mari.
Elle imaginait tous les objets à écrans qui iraient se coller au plafond de leur séjour les vendredis soirs, comme aimantés, et ne redescendraient que ponctuellement durant le weekend ; elle proposera à son mari un programme de diminution progressive de l'usage d'Internet pour qu'il passe au moins une demi-journée par semaine avec elle ou les enfants sans écrans. Avant d'aller déjeuner, Lucie esquissa et réunit quelques modèles d'avatars qui lui semblaient plus appropriés. Si son mari refusait, elle en changerait. Peut-être aurait-elle alors besoin d'un conseiller virtuel pour l'aider à en trouver un autre.




9- Météo




Elodie ne regardait jamais les prévisions météorologiques. Elle considérait que c’était une supercherie et s’habillait en fonction du temps de la veille, essayant de conserver un petit parapluie dans son sac.
Oui, mais c’est quand même utile pour savoir quels vêtements emporter dans sa valise ! arguait une amie quand Elodie glissait qu’elle ne s’intéressait pas à la météo (elle était bien trop conciliante pour parler à haute voix de supercherie). Ou quand tu dois organiser un pique-nique ou que tu bosses sur un chantier ! Peut-être mais Elodie travaillait à domicile, comme traductrice et ne participait à des joyeusetés à l’extérieur que lorsque c’était déjà organisé.

En février 2012, elle s’était mise à chercher les meilleurs sites Internet de météorologie, les avait rangés dans ses favoris et consultait son préféré plusieurs fois par jour : le soir pour connaître le temps du lendemain, le matin et à tout autre moment où elle devait sortir.
Elle ne s’intéressait pas à la météo du pays, ni à aucun phénomène qui peut faire la une des médias, les tempêtes ou inondations ; elle regardait uniquement la météo de sa propre ville.
Quand elle rencontrait ses voisins, des connaissances ou des amis, elle était écoutée avec respect : au cours de la conversation, elle donnait le temps qu’il allait faire dans les prochaines heures, avec assurance mais sans vantardise.
Son savoir n’était qu’à portée de clic et elle ne disposait que de quelques heures d’avance sur ce qu’elle affirmait, mais les gens, plus amateurs, s’en remettaient volontiers à ses prédictions. Ils avaient peut-être regardé d’un œil la météo avant le journal de 20 heures l’avant-veille mais avaient oublié. On la trouvait moins réservée, les gens pensaient que la maternité l’avait épanouie.

Février 2012 : c’était la naissance de son premier enfant, Anna.

Elodie savait quand emporter la housse contre la pluie, combien de couches de vêtements mettre au nourrisson ; si elle devait prévoir le chapeau et l’ombrelle, si elle devait éviter de sortir pour cause de grande chaleur.
Mais alors que l’automne avançait, Anna refusa de mettre son manteau. Elodie essaya de lui expliquer, de la forcer, rien n’y fit : la fillette de dix-huit mois s’était jetée sur le sol en pleurant. Elodie ne voulait pas être violente. Elle laissa sa fille sans manteau, et se dit qu’il s’agissait d’une crise isolée : Anna ressentait peut-être le début de la deuxième grossesse de sa mère, manquait de sommeil ou était peut-être un peu malade.
Plus tard, Elodie repenserait à ce premier événement et se dirait que sa réaction avait été fatale. Elle aurait dû trouver une autre solution.
Les refus violents devinrent quotidiens. Sa fille enlevait ses chaussures, se débattait à s’en faire mal, jetait les vêtements, hurlait. Elle ne voulait pas mettre la housse contre la pluie sur la poussette alors qu’il pleuvait à verse, elle ne voulait pas enlever une grosse polaire mise le matin alors que la température de l’après-midi était montée à 20 degrés. Elle jetait gants et bonnets par terre alors qu’il neigeait mais elle s’entêta à mettre sa cagoule un jour de très beau temps.

Epuisée, impuissante, Elodie laissait sa fille se vêtir comme elle voulait.

Elodie pensa qu’elle était une mauvaise mère, qu’elle n’arrivait pas à gérer sa fatigue. Enceinte, elle s’occupait de sa fille tout en poursuivant son travail de traductrice lors de la sieste ou la nuit. Son mari se contentait de jouer cinq minutes par jour avec Anna et de descendre la poubelle.

Elle habitait dans une petite ville dans un quartier où les enfants étaient élevés à la fessée mais n’auraient jamais pu être sortis sans bonnet en hiver, et comment parler de la météo à la voisine avec un enfant pieds nus dans sa poussette alors qu’on est en plein hiver ?
Les regards critiques et les remarques allaient bon train. Vous n’avez rien d’autre à lui mettre ? Mais elle va attraper la mort cette petite ! Insolation, pneumonie, bronchiolite, coup de soleil, fièvre, angine, gerçures, … Elodie entendit les présages les plus funestes au sujet de la santé de sa fille. Mais Anna n’était jamais malade.
Les voisins n’étaient pas les seuls calomniateurs, sa famille, ses amis, personne n’omettait de lui lancer une remarque désobligeante sur le sujet. Il y eu également les conseils : « tu te laisses marcher sur les pieds ! Une bonne fessée ! Enferme la dans sa chambre ! »
Sa fille dormait la nuit, mangeait de tout, était joyeuse et câline. Mais ses refus vestimentaires semblaient masquer tout le reste.
Ne souhaitant pas s’investir, son mari restait à la maison le weekend ou sortait sans Anna si elle n’était pas prête.
Il ne resta à Elodie qu’une amie, une Anglaise avec deux jumeaux, d’un flegme absolu. On n’attrape pas froid, disait-elle, on attrape des virus. Elle oubliait fréquemment l’écharpe d’un des enfants, le manteau ou la casquette.
Quand Elodie accoucha de son deuxième enfant et ne renonça pas à suivre la météo. Sa fille s’y mit aussi. A trois ans, Anna choisissait ses vêtements en fonction du temps. Elle reprenait même son père s’il oubliait d'emporter un parapluie ou s’il était vêtu trop chaudement. Elodie, qui craignait la rentrée des classes et que la maitresse appelle les services sociaux, fut rassurée.

On voyait désormais dans les rues une petite fille très convenablement vêtue. Les gens allaient-ils oublier, pardonner ? Pas vraiment, mais ils étaient curieux et Anna exubérante et bavarde. Elle leur parlait de la pluie et du beau temps. Elodie restait gênée et distante, et attendait le moment où sa deuxième fille aurait l’âge de s’opposer. Les enfants n’avaient que deux ans de différence, cela arriva donc vite. Mais rien ne se passa. L’enfant mettait exactement les vêtements qu’on lui demandait. Elodie s’était préparée aux refus, avait anticipé, réfléchi à des solutions pour mieux gérer la situation, mais l’enfant mettait ses vêtements. Sa cadette choisit de braver la météo à sa façon : elle ne voulait sortir que lorsque le temps était mauvais. On pouvait voir Elodie dehors par une pluie diluvienne, avec tous les accessoires nécessaires, les cirets, les bottes, les parapluies.

En regardant ses filles rire en sautant dans les flaques d'eau, Elodie comprit qu’elle avait le droit d’être libre, elle aussi. Elle avait réussi à laisser ses enfants expérimenter, mais ne s’était jamais laissé le droit de le faire elle-même. Elle n’avait jamais pu se détacher du quand dira-t-on, des conventions sociales. Elle pourrait aussi sortir avec un bonnet de bain, quitter son mari, quitter la ville, quitter son mari et ses enfants, monter un groupe de mères revendiquant le droit d’habiller leurs enfants n’importe comment. Mais rien de tout cela ne lui permettrait de rire à gorge déployée, de vivre de quelque chose de fort.
Elle réalisa alors qu'elle ne savait pas comment y parvenir.




10- US OPEN



Son père a les yeux rivés sur l’écran quand Alice entre dans le salon. Elle note du coin de l’œil les deux silhouettes sur un court de tennis bleu et lui demande s’il a pris le courrier. Son père ne l’entend pas, elle se plante devant la télévision et réitère sa question. Il hoche la tête négativement et lui fait signe de se pousser. A quelques mètres du canapé, sa mère repasse une robe tout en fixant le même écran et n’intervient pas. Alice cherche les clés de la boite à lettres, prend également le sac poubelle plein et sort de l’appartement. C’est comme si le match de tennis était un invité à ne pas déranger, comme si toute leur famille tournait en orbite autour de ce court et de la petite balle jaune que deux joueurs hissent à coup de raquettes au dessus du filet.
En descendant les quatre étages de l’immeuble, Alice se répète qu’elle n’aurait pas dû rester avec ses parents en septembre. Après une année à l’université et trois mois d’absence, elle imaginait que son retour serait comme rentrer dans un cocon, peut-être un peu étouffant mais si réconfortant.
Elle imaginait qu’elle serait le centre de l’attention.
Après une si longue absence, elle avait oublié comment étaient ses parents : elle avait oublié les dates de l’US OPEN, et qu’elle arrivait tout juste deux jours après le début du tournoi.
Tous les deux sont à la retraite cette année : dans son esprit, ils allaient avoir un peu de temps à accorder à leur fille unique. Mais elle ignorait qu’ils s’étaient dit qu’ils allaient enfin pouvoir ne rien manquer des quinze journées de l’US OPEN.
N’ayant aucune envie de rejoindre l’appartement qui vit au rythme des balles, Alice décide d’aller se promener un peu et traverse les grands ensembles. Des courts de tennis avaient été installés dans leur cité, mais personne n’y jouait jamais. D’ailleurs si ses parents avaient manié la raquette, elle se souvenait vaguement qu’ils avaient un peu joué jeunes, cela faisait au moins quinze ans qu’ils ne l’avaient pas fait. Il est dix-huit heures, le soleil a à peine faibli, et le ciel d’un bleu total lui parait soudainement angoissant, contre-nature. Un tel ciel bleu ne devrait pas exister quand ses parents sont enfermés dans un appartement sombre, quand aucune joie de vivre, aucune action n’émane des personnes qu’elle croise dans la cité.
Quand elle revient une heure après, son père a cessé de regarder la télévision, mais elle est restée allumée, et sa mère a pris la place sur le canapé tandis que lui est devant l’ordinateur et visionne des vidéos de tennis. Aucun des deux ne lui demande ce qu’elle a fait, où est-elle allée, ni même s’il y a du courrier.
Au bout d’une demi-heure, sa mère se lève et marmonne qu’elle va préparer à manger. Alice lui propose de l’aide, une occasion de discuter toutes les deux, espère-t-elle.
Tout en coupant des poivrons pendant qu’Alice épluche les pommes de terre, sa mère commence à monologuer sur les derniers résultats de tennis. Alice n’écoute pas : c’est comme lorsqu’à la radio, les évènements sportifs sont mentionnés, des boules Quiès mentaux viennent boucher ses oreilles, et elle n’entend plus. Les jeux de balle et de ballons l’intéressent aussi peu que la myrmécologie, l’étude des fourmis, passionne ses parents.
Après un diner ordinaire, télévision allumée pour le journal de 20h que ses parents commentent sporadiquement entre deux bouchées, Alice rejoint sa chambre et s’allonge sur son lit, épuisée. La saison qu’elle vient de faire a été intense, presque trois mois à travailler dans un bar bondé le jour et une partie de la nuit. Elle aimerait se reposer.
Les grognements, gémissements et autres vocalises des joueurs de tennis résonnent dans sa tête. Viennent-ils du salon ou sont-ils simplement l’écho de ceux qu’elle a entendu une partie de la journée ?
Quand elle se réveille le lendemain, elle entend le bruit du tournoi, avec l’impression désagréable que cela a duré toute la nuit. Elle rejoint son père dans le salon qui boit son café en visionnant des échanges de balles ; que pourrait-elle faire aujourd’hui ? Que pourrait-elle faire de ces semaines qui lui restent avant de retourner à l’université ? Elle n’a aucun projet : elle peut appeler quelques-uns de ses anciens amis qui sont restés ici, mais ce sont plus des relations que des amis ; lire quelques romans et regarder quelques films sur son ordinateur portable ; acheter quelques babioles qui lui manquent. Mais cela ne remplit pas des journées. Elle pourrait s’intéresser au tennis et regarder avec ses parents tous les matchs, faire des tableaux, des comparaisons, connaître toutes les subtilités, le style de chaque joueur et l’historique de ses médailles ; elle pourrait maitriser le vocabulaire, connaître les différents commentateurs sportifs.
Cela pourrait la rapprocher de ses parents. Ils l’ont eue tard, non à cause de difficultés à concevoir un enfant mais parce que l’un et l’autre sont restés célibataires puis n’ont pas souhaité fonder une famille ; ils avaient leurs emplois, leurs loisirs, leurs amis. Elle n’a jamais été une priorité pour eux et ils se connaissaient peu.
Elle regarde l’écran, les joueurs sont musclés ; elle se sent informe et se demande comment ses parents peuvent visionner des corps aussi bien modelés et ne pas bouger leur cul de leur fauteuil.
Elle pourrait faire du sport. Du tennis ? Il lui aurait fallu un professeur disponible immédiatement. Elle décide d’aller courir, l’US OPEN dans ses écouteurs.
L’irrépressible envie de transformer son corps la gagne. En rentrant de son jogging, elle se renseigne pour établir un programme avec course à pied, piscine et salle de sport et achète une corde à sauter pour les moments creux. Un programme le plus intensif possible tout en évitant les courbatures et blessures.
Elle ne veut pas renoncer à la possibilité de comprendre le tennis et ses parents alors elle décide de passer quotidiennement deux heures à le visionner avec eux tout en pratiquant des étirements. Au bout de deux jours, elle trouve un professeur de tennis particulier et choisit de prendre au moins quelques leçons. Si elle avait de l’argent à y consacrer, elle aurait souhaité deux séances par jour pour progresser rapidement.
Ses débuts sur le court sont catastrophiques, presque autant que la première conversation qu’elle essaie d’avoir avec ses parents à propos de l’US OPEN. Elle n’a aucune coordination et son professeur la fixe d’un air apitoyé ; s’il n’était pas payé, elle est sûre qu’il se moquerait d’elle ouvertement.
Le soir-même, au dîner, Alice essaie de commenter les matchs de l’US OPEN avec ses parents, et éprouve un même sentiment d’impuissance et d’incompétence que sur le court : elle ne connait pas assez les termes, et vite ses parents se lassent de son amateurisme. Elle n’ose pas leur raconter sa première leçon de tennis, et ni sa mère ni son père ne lui demandent comment cela s’est passé. Après le diner, elle part courir pour essayer d’oublier ses échecs et accélérer son programme pour obtenir un corps bien modelé.
Les jours suivants sont mitigés : elle regarde des vidéos d’initiation au tennis pour enfin maitriser les bases, prend sa deuxième leçon de tennis, à peine plus glorieuse que la précédente, et laisse ses parents monologuer sur le double dames de l’US OPEN ; elle leur pose quelques questions mais se garde bien d’intervenir davantage. Jusqu’à présent, elle vivait dans un monde opposé à eux, il est désormais parallèle : ils visionnent le tennis à l’écran ; elle essaie d'en jouer vraiment ; ils regardent des corps athlétiques à la télévision ; elle muscle le sien de la salle de sport à la piscine,. Malgré ses piteuses leçons, sentir les muscles de son corps, des muscles qu’elle n’avait jamais senti, sentir l’effort, lui fait du bien. Il y a aussi ce nouveau champ lexical qu’elle commence à maitriser, comme le service slicé ou lifté, mais après une année à l’université à apprendre la microbiologie, elle est habituée à élargir son vocabulaire.
Malheureusement, autant elle est parvenue à apprendre la terminologie des êtres unicellulaires, autant les techniques du tennis ne parviennent pas à se fixer dans sa mémoire. Elle ne peut s’empêcher d'être obnubilée par les corps des joueurs, des corps si présents, alors que le sien est sans consistance.
Elle regarde surtout les femmes, et compare leur silhouette à la sienne ; elle ne sait pas très bien si elle veut vraiment jouer au tennis ; elle voudrait seulement être regardée à la place de la télévision. Mais, même si elle avait plus de dispositions, elle est bien trop vieille pour espérer devenir une joueuse professionnelle.
Combien de temps son corps mettra-t-il à se transformer ? L’US Open se termine maintenant dans deux jours, mais elle-même ne rejoindra sa chambre universitaire que dans une semaine. Dans deux jours, ses parents éteindront la télévision et l’inviteront à la pizzéria pour fêter son retour ? Dans deux jours, ils la regarderont de haut en bas et se réjouiront d’avoir une fille aussi bien foutue ? Elle en doute, son corps s’est juste un peu raffermi. Sa mère est partie faire quelques courses, et son père s’est endormi devant la télévision. Dans deux jours, ses parents reprendront les activités qu’ils ont délaissées ces deux dernières semaines : bricolage dans le garage en bas de l’immeuble et sorties cyclistes avec ses copains pour son père ; loisirs créatifs pour sa mère.
Il faut qu’elle aille à la salle de sport, elle n’y a pas encore été aujourd’hui ; elle étire son corps douloureux, attache ses cheveux, vertiges et nausées l’envahissent quand elle descend les escaliers. Elle n’est pourtant pas enceinte : elle n’a jamais fait l’amour de sa vie.
Ignorant son malaise, elle court jusqu'à la salle de sport où elle fait sa série d'exercices habituels.
Le lendemain, quand elle se lève, la tête lui tourne mais elle n'y prête pas attention, et mange quelques barres de céréales entre le petit-déjeuner et le repas pour prendre des forces. C'est dimanche, jour de la finale qui oppose Serena Williams à Victoria Azarenka.
Le match est à 22h3O, à cause du décalage horaire ; après celui-ci, il ne restera plus que celui entre Rafael Nadal et Novak Djokovic, qui aura lundi, encore plus tard, à 23H et l'US OPEN sera terminé.
Alice en profite pour aller à la piscine, tenter de jouer au tennis avec une très bienveillante voisine qui souhaite simplement se bouger un peu et aide Alice à échanger les balles, fait un jogging et passe à la salle de sports.
Elle revient tard, prend une douche, et commence des petits exercices d'étirement devant la télévision pendant le début de la finale puis elle finit par s'assoir avec ses parents. Quelques minutes plus tard, elle leur propose d'aller chercher quelques raffraîchissements et revient avec un plateau qu'elle pose sur la table basse.
Elle réalise qu'elle a oublié un décapsuleur pour les bières et se dirige vers la cuisine. Sur l'écran, Serena jette sa raquette par terre ; Alice sent que ses jambes ne la portent plus et s'évanouit en tombant juste devant la télévision. Ses parents pensent qu'elle a trébuché mais leur fille ne se relève pas.





BONUS - Avec tes jouets par milliers.




Qui étaient les plus furieux, les vingt-cinq touristes qui venaient d’apprendre qu’ils allaient passer Noël loin de leurs proches ou les villageois asiatiques qui allaient devoir les accueillir une semaine de plus ? Les occidentaux rouspétaient et juraient et si les autochtones, les Babou, gardaient leur calme, nul besoin de parler leur langue pour deviner leur courroux.
Luc, lui, était à peine embêté. Il avait choisi de venir ici les trois premières semaines de décembre pour les prix moins élevés, et devait reprendre le travail à son retour avec un simple déjeuner chez ses vieux parents.
Les touristes auraient pu choisir une pension complète en Tunisie à boire des cocktails servis par des exploités, mais ils avaient souhaité passer leurs vacances dans un lieu certifié. Les femmes Babou étaient connues dans le monde entier pour leurs jouets en bois confectionnés à la main. Une petite école payée par une O.N.G garantissait que les enfants ne travaillaient pas : un label de plus sur les étiquettes.
Ce qui avait décidé Luc à venir ici, c’étaient les photos de ces épouses en train de sculpter, avec la légende : les femmes Babou travaillent le bois pendant que leurs conjoints sont loin du village à la recherche de souches et de distributeurs. Secrètement, Luc espérait se faire une des Babou : tant de femmes aux maris absents ! Depuis son divorce, il se sentait sexuellement bien seul. Certains touristes étaient déçus : les Babous buvaient du coca et regardaient la télévision. Luc était satisfait, il avait réussi à se faire deux nanas.

Une fois la fureur passée, les touristes commentèrent. « Noël, ce n’est rien pour les Babous, de toute façon ils ne sont pas chrétiens. » « Parce que tu l’es toi ? rétorqua une quinquagénaire à colifichets païens.
Mais alors, quelle est la raison de leur effervescence depuis une semaine ? demanda un autre. Ils ont peut-être une fête qui a lieu aux alentours de Noël.
Le spécialiste des Babous, dans son bouquin, ne mentionne que la fête des arbres morts fin novembre et la nouvelle année, pointa la plus jeune du groupe, une maigrichonne qui, depuis son enfance, avait collectionné tous les jouets du peuple asiatique puis toute information sur eux.
Peut-être qu’un truc politique a lieu. Ou un truc people, comme le mariage de quelqu’un d’important, hasarda Luc, fatigué d’avoir consolé la mère de deux petits enfants qui ne verrait pas sa progéniture à Noël.

Nanabou, leur guide, ne répondit pas à leurs questions mais leur proposa de réveillonner en les approvisionnant d’ingrédients occidentaux. « Vous devez simplement respecter une de nos traditions : ne pas sortir durant les deux jours de Noël. »

Le soir du 24, alors que Nanabou était complètement endormie sous l’effet de l’alcool, Luc décida d’aller se promener dans le village. Leur bâtiment était très bien insonorisé, constata-t-il, on n’y entendait ni la musique ni les éclats de voix provenant des maisons toutes éclairées. « En fait, ils fêtent Noël les Babous et ils ne veulent pas le dire ! pensa-t-il. Si ça se trouve, ils sont en train de bouffer du foie gras et de boire comme des trous ! Je me demande s’ils se déguisent en Père Noël ! »
Luc décida de s’approcher et se hissa pour espionner une famille. La pièce était une chambre d’enfant : il aperçut des voitures électroniques et une dinette en plastique. « Ah ils fêtent Noël mais n’offrent pas de jouets en bois à leurs petiots donc ne veulent pas que cela se sache, évidemment ! »
Il se demanda ensuite comment se déroulait leur fête et trouva la salle commune. Les membres de la famille étaient vêtus de leurs plus beaux vêtements et des restes de papier cadeau jonchaient le sol. Mais que faisaient toutes ces armes sur la table ? Des armes à feu, des armes blanches de toutes origines. Quelqu’un ouvrait un cadeau : un revolver ! Puis c’était au tour d’une autre personne : encore une arme.
Il sentit une main sur son épaule ; il sursauta, effrayé. C’était Nanabou qui ne devait pas dormir aussi bien qu’elle en avait eu l’air.
«  Ca te choque ? Les Japonais ont transformé Noël en fête des amoureux, vous l’avez transformé en grande fête commerciale avec un Monsieur habillé en rouge. Nous, on s’offre simplement de quoi se protéger. Il y a très longtemps, peut-être un siècle, un étranger est venu dans notre village et un jour, il a déclaré que c’était Noël chez lui. Mes ancêtres lui ont demandé ce que c’était, il leur a expliqué l’histoire du Petit Jésus et puis a expliqué qu’on s’offrait des cadeaux. Mes ancêtres lui ont proposé de lui en faire un et l’étranger a souhaité un bon couteau. Depuis on a pris comme habitude de s’offrir des armes ce jour-là.
«Et personne n’a jamais découvert votre secret ? demanda Luc et, soudainement, il imagina le sort funeste que les Babous réservaient à ceux qui l’apprenaient : il se vit coupé en morceaux avec un de leurs nouveaux couteaux reçus à Noël.
- Les seuls qui l’ont su ne l’ont jamais révélé. Nous leur avons donné un cadeau en échange, expliqua doucement la guide. Une femme Babou en mariage et une maison dans le village.
Luc comprit, que ce village, il n’allait plus le quitter.







1Il s'agit de « Yahoo! », j'aurais pu prendre n'importe quel moteur de recherche ou les tendances de Twitter, que cela soit "Yahoo !" n'est donc que "pur hasard".

2- wet : mouillé en anglais

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